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Matéo Delesdiguieres

Une histoire de nappes

Matéo Delesdiguieres


Vous avez déjà fait attention à l’allure d’une table ? Comment le tenancier a décidé de la vêtir d’une unique tenue chaque soir, pour chacun de ses services ? Moi ça me torture. Plutôt que de contempler les passantes que nous offrent les pavés parisiens, me voilà à braquer le regard sur les pupitres culinaires. Et alors Baudelaire devient :


La rue assourdissante autour de moi hurlait

Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,

Une table se dressa, d’un verre de Bordeaux

Soulevant, balançant sa nappe à carreaux.

Il m’arrive de la voir se dresser nue, à afficher sans aucune pudeur son bois robuste. La semaine, elle rentre de l'atelier en salopette jetable et se permet de jouer Bardot avec sa jupe à carreaux. Mais si vous avez de la chance, elle enfile sa tenue de soirée, chic et élégante, qu’est sa belle robe blanche. Au cours de nos nombreuses passades, j’ai fait un tour dans sa penderie, et c’était remarquable.


Histoire de nappes, nos adresses, l'intemporel


Les nappes dans la restauration reflètent un certain art de vivre à la française que de nombreux établissements se plaisent à cultiver. Je ne prétends pas théoriser la sociologie du linge de table, et vous trouverez sûrement une exception à chaque règle que je vais inventer. Mais la prochaine fois que vous irez bâfrer, vous regarderez en dessous de votre assiette, et là vous crierez au génie !


Le carreau Vichy par Gabin et Bardot  


Nous, défenseurs d’un temps inconnu, avons tous connu les années 60, et donc son fameux carreau Vichy. En grandissant, vous vous êtes, comme moi, mis à le regretter en achetant les pots de confiture Bonne Maman et en allumant la télévision sur le nouveau directeur du Paris Saint-Germain. Ne vous inquiétez pas, certains troquets préservent la nostalgie et vous permettent une douce coulée vers les traditions de notre cher pays.  

Il y a ceux qui optent pour la nappe à carreau Gabin. Très conformiste, et en même temps si réconfortante lorsqu’on vient poser une belle douzaine d’escargots sur ce motif rouge et blanc. Je ne saurai vous dire d’où je tiens cette appellation : surement une énième brève de comptoir (légèrement) arrosée. Elle m’est restée comme une invocation de la raison, Mr Jean Gabin devait être l’égérie de mes banquets.  

Désormais, à chaque fois que je dîne sur ces nappes si représentatives de l’esprit parisien, c’est comme si je l’apercevais, “toujours d’une élégance parfaite” pour citer Noiret, accoudé sur le comptoir aux côtés de Belmondo. Un peu comme dans un singe en hiver, allez voir par vous-même… 

Mais alors, ça dit quoi sur l’endroit ? Souvent vous êtes chez des francs du collier, les bouchons lyonnais et les gros auvergnats qui préservent la passion du métier. Ce seront donc les classiques dans l’assiette, rien de mieux qu’un jambon lentilles, une andouillette, et “un verre de Beaujolais par-dessus le Chambertin”. Quelques auberges pour bien briffer sur du carreau Gabin :  Le Gavroche, rue Saint-Marc ou Au Pied de Fouet, rue de Babylone.

Attention tout de même aux vilains attrape-touristes qui peuvent jouer les clichés, mais je suis sûr qu’avec vos lunettes de gros bouffeurs, il n’y aura pas de problème. 

On commence à tourner en rond avec ce carreau ! Mais il faut que j’en ajoute un autre, enfin d’une autre couleur, un peu plus rare, un peu plus délicat : la nappe à carreaux Bardot. Ce ne sera pas la fameuse robe Vichy rose et blanche qu’elle porta à son mariage, car personne ne souhaite se rappeler le jour où J. Charrier me vola ma douce. Non, ici on se base sur la jupe iconique de Voulez-vous danser avec moi ? Si vous avez l’image du jupon volant, vous avez compris qu’il s’agit de l’association de bleu et blanc ; symbolique des crêperies de la rue du Montparnasse, et des salons de thé qui respirent les collines de nos jolies provinces. Vous en trouverez à la très bonne Crêperie Bretonne,  vous savez où !  

 

Histoire de nappes, nos adresses, l'intemporel

La pureté dure à laver


La coutume de l’élégance à la française se trouve dans cette nécessité des choses bien faites, la perfection dans chaque détail. Ce qui nous intéresse ici, c’est la nappe d’institution bien sûr, la toute pure, toute blanche. C’est assez rare dans d’autres cultures de s’emmerder autant, et pourquoi cela nous tient tant à cœur d’enchaîner lessives sur repassages, pour constamment festoyer prodigieusement ? Parce que je vous jure, c’est un sacré bordel.  

Simplement parce que c’est magnifique, j’ai envie de vous dire. C’est une part de notre patrimoine, c’est ce savoir qui se préserve et qui émerveille. Prenez-moi pour un fou, mais ce monde a encore besoin de beauté, les gosses ont besoin de rêver et nous de redevenir gosses de temps en temps. On respecte l’art de la table lorsque le serveur débarque muni de son talentueux poignet et de son ramasse-miettes, tout comme l’on fige l’instant quand le maître d’hôtel surgit pour nous mettre la sole en filet. En somme, c’est Dany Brillant au bar qui perd la tête quand il fait flamber la Suzette. 

La nappe blanche, parfois ensevelie sous une autre nappe blanche, dépeint le sacré autour du dîner. Alors, enfilez votre plus beau costume sous les conseils aiguisés d’Arthur, et profitez de ce sublime moment qu’est le repas partagé. Et si vous voulez savoir où, allez écouter le piano de La Closerie, savourer les huîtres de l’Auberge Dab et profiter de la vue de la Tour d’Argent.


Quand on veut faire simple, on en jette !  


Attention cependant, mesdames, messieurs et Mr. Vian en particulier ne devenaient pas totalement snobs non plus. Sans peur de me contredire, je trouve un tout autre charme à certaines jupes de table, eh bien, jetables. J’y décèle une authenticité assurée, presque un aveu de tranquillité émis  par le bouclard. Parfois même de liberté, peut-être… 

Il y a ceux qui utilisent des nappes en papier gaufré afin de protéger et d’éviter de trop nombreux lavages de leurs tissus : comme cette petite auberge du Bouillon Chartier. Perlante, très pratique et donc élue protectrice des tavernes où la sauce est susceptible de gicler. La pauvre a une espérance de vie si courte qu’on vient même y gribouiller les additions.  

Voilà très chers pédants, la beauté du plouc. Et puis si vous ne trouvez pas ça assez beau, vous n’avez qu’à prendre un stylo et réaliser vos plus grands chefs d’œuvres qui, sait-on jamais, finiront peut-être exposés chez Mr. Leboeuf. Vous rigolerez à gorge déployée des traits burlesques de votre ami, ce qui envahira d’une bonne humeur le restaurant. La jolie dame d’à côté se joindra à vos moqueries, le tavernier gardera la nappe en mémoire de l'instant, et voilà comment un bout de papier se transforme en souvenir. 

Un dernier et je vous laisse, mais il me tient à cœur. Pourquoi ? Car le set de table se retrouve souvent à habiller le bois du Sud-Ouest. À la différence du papier gaufré, le set ne se fait pas discret. Mais ce n’est pas toujours le but, un peu de verve merde ! Avec ce papier là, on peut  faire ce qu’on veut. On peut partager ce truc qui nous rappelle la vie avant de monter ouvrir une affaire à Paris. Parfois on y trouvera les frontières de sa région, un bout de la terre d’origine, ou la photo de son vieux moulin de famille. Au Métro, Bd Pasteur, fait belle office de ce que je vous décris là.  

 

Alors, où en est le beau ?  


Eh bien vous ne l’avez pas vu ? Il est juste là, dans chaque détail qu’on se permet d’observer. Dans ces traditions, qui font vivre nos passions et notre nostalgie. Dans le doux rêve qu’entretiennent les artisans, une énième quille de bonheur. Là, au creux des bras qui amènent dix assiettes en un torpilleur. Et puis bien sûr, dans le tableau nature-vivante que fait une table habillée de sa nappe choisie avec minutie.  

 

RÉFÉRENCES CITÉES À VOIR  

• Un singe en hiver, Henri Verneuil, 1962 

• Voulez vous danser avec moi ?, Michel Boisrond, 1959 

• Bernard Loiseau, le plus grand chef français, documentaire, 2003 


À ÉCOUTER  

• Suzette, Dany Brillant 

• Je suis snob, Boris Vian 


À GOÛTER  

• Le Gavroche, 19 rue Saint-Marc, 75002 

• Au Pied de Fouet, 45 rue de Babylone, 75007 

• La Crêperie Bretonne, 56 rue du Montparnasse, 75014 

• La Closerie des Lilas, 171 boulevard du Montparnasse, 75006 

• L’Auberge Dab, 161 avenue de Malakoff, 75016 

• 15 Quai de la Tournelle, 75005 

• Bouillon Chartier, 7 rue du Faubourg Montmartre, 75009 

• Au Métro, 18 boulevard Pasteur, 75015




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