Romain Vesaphong
Crédits photos ©IWC, ©Nomos, ©Jaeger-Lecoultre
Quel bel exercice que celui d’écrire sur ce qui me plaît – l’horlogerie – soit le beau ; et cela me ramène à des souvenirs de cours de philosophie, « c’est ce qui plait universellement sans concept » d’après Kant. Les définitions philosophiques peuvent être glissantes selon la portée que l’on veut leur donner et la direction que l’on veut offrir à ses propos. Dans le cas présent, c’est un horloger qui s’adresse à vous, et je me défendrai de détenir la vérité universelle sur ce qui est beau ou ne l’est pas. Néanmoins, je m’accorde à partager la pensée de Kant sur la nature du beau. C’est ainsi s’offrir la possibilité de s’affranchir d’une pensée très manichéenne de voir le beau par opposition au laid et à dépasser l’aspect esthétique d’une chose, ou nommons la précisément, d’une montre.
Mais dès lors que l’on dépasse les notions d’esthétisme, que nous reste-t-il de la montre ? Sa fonction ? Ses performances ? Son histoire ? Je vous laisse un temps de réflexion : qu’est-ce qui vous plaît dans votre montre ? Puis…
…revenons au présent. Nous voici aujourd’hui face à une horlogerie du XXIème siècle qui fait le grand écart. Certaines montres très précises ont une valeur très faible, quand certaines montres qui paraissent banales au premier regard ont une valeur cent, voire mille fois supérieure. Certaines montres sont conçues pour durer une vie entière (voire plusieurs) quand d’autres sont conçues comme un bien de consommation périssable. Qu’est-ce qui fait la valeur d’une montre aujourd’hui, et par extension, sa beauté ?
I - La beauté de la fonction
Pour commencer, il me semble essentiel de rappeler à tous que la fonction première d’une montre est d’afficher l’heure. Le plus précisément si possible. Cette précision, les horlogers en ont fait une raison d’être depuis des siècles et nous avons aujourd’hui deux catégories d’horlogerie : d’un côté, une horlogerie traditionnelle qui repose sur des principes mécaniques et l’étude des matériaux, de l’autre une horlogerie que j’appellerai « horlogerie de la tech ». La frontière entre les deux est parfois ténue et dans certains cas, elle laisse place, en s’effaçant, à de très intéressantes réalisations. Mais lorsque l’on parle de précision, il me semble nécessaire de considérer chaque catégorie différemment, presque comme deux disciplines distinctes. En gros, chaque catégorie ne joue pas sur le même terrain, les règles sont différentes et le score final peut être disproportionné de l’un à l’autre.
L’exemple le plus parlant est celui du chronomètre. Dans l’horlogerie traditionnelle, on dit d’une montre mécanique qu’elle est un chronomètre dès lors que la précision moyenne de son mouvement (son mécanisme) ne variera pas hors d’une fourchette de tolérance de -4 secondes à +6 secondes de variation par jour. Des tests de marche (de précision) sont réalisés par un organisme indépendant, le plus connu étant le COSC (Contrôle Officiel Suisse des Chronomètres). Si par opposition aux montres mécaniques, je vous parle de montres à quartz, que je catégorise dans « l’horlogerie de la tech », dans la mesure où ces montres fonctionnent à l’énergie électrique ; celles-ci s’appuyant sur des technologies électroniques contemporaines, dont les supercalculateurs intégrés au circuit imprimé sont la base de la précision ? Saviez-vous qu’elles pouvaient également être certifiées « chronomètres » ? En effet, le fameux COSC évoqué plus haut certifie les mouvements reposant sur la technologie à quartz, mais les règles du jeu n’ont rien à voir. Si l’on considère que la simple valeur de précision, un mouvement à oscillateur à quartz, doit avoir une précision moyenne minimale de ±0.07 secondes par jour.
Dès lors, l’argument de la précision à lui seul permet difficilement de faire des comparaisons si l’on fait s’affronter les deux catégories dans la même cour. Ou bien les montres à quartz remporteraient indéfectiblement et toujours le match.
Si l’on revient à la question du beau : au-delà de la fonction, on peut trouver le beau dans la technicité à travers laquelle une montre propose cette fonction, ou d’autres fonctions complémentaires (en comparant le comparable et en distinguant nos deux catégories). Si je me concentre sur les montres mécaniques traditionnelles, la précision d’une montre est très souvent mise en avant, mais il ne s’agit pas simplement de dire que telle montre est précise et telle montre ne l’est pas. Derrière une certification de chronométrie, il y a le travail de l’horloger qui ne se résume pas au simple réglage de la marche. La montre doit être réglée dans plusieurs positions, et par conséquent chaque élément de la montre va avoir son importance dans un environnement en mouvement et en 3 dimensions : le jeu en hauteur du rouage (en horlogerie, on appelle ça un ébat, c’est-à-dire sa liberté de déplacement entre la platine et le pont) se règle par la hauteur de chassage des rubis (ces pierres rouges percées qui sont les supports des roues), avec des mesures au centième de millimètre. Ces réglages exercent une influence sur la qualité de transmission de l’énergie du mouvement et demandent une minutie extrême. Un élément critique de la montre est son échappement. Le plus connu est l’échappement à ancre Suisse, et son réglage est absolument clef car c’est lui qui libère l’énergie pas à pas et va nourrir les oscillations de l’organe réglant. Son réglage s’appelle l’achevage, et il vise à régler la pénétration des palettes de l’ancre, chaque micron ayant un impact immédiat et démultiplié sur le fonctionnement de la montre !
Pour obtenir un chronomètre, c’est un ensemble de paramètres qu’il faut maîtriser et régler de façon stricte. La certification chronométrique a un coût, mais elle est à elle seule le gage d’une qualité supérieure du fait du temps, de l’énergie et des moyens déployés pour obtenir ces performances chronométriques. L’exécution d’une fonction et sa performance forment à mon sens un critère de beauté d’une montre.
Il existe d’autres fonctions additionnelles que l’on appelle en horlogerie des complications. Chaque complication implique un savoir et un savoir-faire additionnel. L’affichage du jour du mois, du jour de la semaine, du mois de l’année, de l’année, prendre en compte les années bissextiles, l’affichage d’un second fuseau horaire, mesurer des durées, calculer des vitesses, des distances, des pulsations cardiaques et j’en passe ! L’horlogerie est une application des sciences mathématiques, physiques, astronomiques, médicales et tant d’autres. La complexité de ces fonctions additionnelles à travers tout ce qu’elles représentent de transmission de savoir-faire, de patrimoine technique et historique et tout ce que cela implique de réglages et d’exécution soignée, sont une déclinaison supplémentaire de la beauté non plus d’une montre, mais de l’horlogerie elle-même.
Mais pour en apprécier la valeur, il faut à minima la comprendre et cela passe par une phase d’apprentissage et d’humilité. L’humilité est une notion à laquelle nous autres horlogers sommes confrontés très vite, car l’horlogerie dépasse la simple dextérité et minutie.
Dès lors, l’œil avisé qui décèle la commande d’une répétition minute sur le flanc d’un boîtier, peut comprendre pourquoi une montre à trois aiguilles peut coûter plusieurs centaines de milliers d’euros.
II - La beauté des matériaux
Qui n’a jamais rêvé de porter une montre en or ? Matériau précieux qui fascine l’Homme depuis la nuit des temps, et qui n’a pas causé que des belles choses… Autre sujet. Les matériaux précieux sont partie intégrante de l’horlogerie, et justifient évidemment à eux seuls une attirance parfois insensée. Et ce ne sont pas de matériaux précieux dont je vais parler ici, mais bien de matériaux, tout simplement.
Dans l’horlogerie, nous utilisons plusieurs types de métaux, du laiton à l’aluminium en passant par le maillechort et divers types d’alliages d’acier. C’est précisément sur ce dernier point que j’aimerais porter un point d’attention particulier : le type d’acier.
Concrètement, les rouages sont composés généralement d’acier et de laiton. Les planches de roues sont en laiton, les pignons et les pivots en acier. Les pivots, comme leur nom l’indique, sont des éléments critiques car ce sont eux qui sont constamment en rotation, tournant perpétuellement dans les pierres que j’évoquais plus haut : les rubis. Ces pivots étant en rotation permanente, frottant les parois des rubis, ils sont lubrifiés à l’aide d’huiles spécifiques afin de diminuer la perte d’énergie générée par les frottements et également limiter l’usure liée aux dits frottements. En horlogerie, certaines maisons possèdent au sein de leur département R&D des compétences en tribologie : l’étude des frottements. L’objectif : optimiser la transmission d’énergie en limitant les frottements. Cela passe par des simulations en mécanique des fluides, mais également par l’étude des matériaux utilisés. Mais avant cela, avant cette science des frottements, les horlogers avaient simplement compris que leurs alliages devaient être suffisamment durs pour résister aux frottements en permanence, et que l’optimisation passait par la surface la moins rugueuse possible. C’est la raison pour laquelle les horlogers brunissent les pivots de leur rouage à l’aide de tours à pivoter, afin d’écrouir la matière pour rendre les pivots plus durs. Cette technique bien particulière a le double avantage de durcir le matériau et d’offrir un état de surface extrêmement lisse, diminuant ainsi les frottements.
Je vous le donne dans le mille, scoop pour la majorité d’entre vous : la grosse industrie ne brunit plus les pivots de façon optimale ; elle fait du roulage industriel, offrant un résultat très loin de ce qui se faisait de façon traditionnelle. Certaines maisons semblent même s’octroyer le luxe de ne rien faire, ou de faire un passage si rapide qu’on a l’impression que l’opération relève plus de la bonne conscience que d’un objectif mécanique réel.
Entre la qualité de l’acier et la qualité d’usinage des pièces et des différents traitements : comment faire la différence en tant que consommateur final ? Aucun moyen. Et pour tout vous avouer, c’est une des raisons pour lesquelles je suis devenu horloger : pour percer à jour ces secrets et avoir accès aux informations qui me permettraient de faire le tri. Heureusement, il existe encore une fois des certifications qui permettent de se prémunir des faux monnayeurs, mais malheureusement celles-ci sont destinées à une horlogerie exclusive, ce qui peut se comprendre dans le fait que la beauté de la bienfacture qui s’attache aux détails les plus élémentaires est un critère différenciant. Et valorisant. Je pense notamment au Poinçon de Genève dont la liste des critères est impressionnante. J’y ai retrouvé un point qui m’a plu : Les parties fonctionnelles du tigeron et des pivots, face incluse, doivent être roulées. L’attention portée à ces détails qui permettent la fonction.
Concrètement, et pour illustrer mon propos, lorsque j’ai démonté une de mes montres anciennes pour la réviser, une Rolex Datejust de l’année 1948, j’ai découvert un mouvement sur lequel je n’avais pas le droit à l’erreur, ne pouvant avoir accès aux pièces détachées. Chaque pivot était en parfait état. Aucune marque, aucune trace : j’avais du solide entre les doigts. De la bienfacture comme on n’en fait plus. Aucun élément à changer. Qualité des matériaux. La montre totalement démontée, la loupe a l’œil sur un de ces mobiles dont le pivot reflétait parfaitement la lumière, j’ai laissé échapper : « c’est beau… ».
III - La beauté des finitions
Pour beaucoup d’amateurs d’horlogerie ayant pris goût aux belles montres sans avoir connu d’aïeul fin connaisseur ou d’arrière-grand-père horloger, la passion de l’horlogerie est née de la découverte d’un mécanisme en mouvement au travers du fond transparent de la montre d’un ami, d’un collègue, ou sur des vidéos du net. Quelque chose d’un peu magique, qui fonctionne sans électricité. Et très souvent, quelle que soit la qualité du mouvement, simplement de voir cette mécanique autonome, c’est beau. Je vois souvent des experts autoproclamés en horlogerie vanter la beauté de certaines montres, braquant le zoom de leur caméra sur le fond transparent d’une montre, exhibant un mouvement mécanique horrible en action. Cela relève pour moi d’un manque de connaissance sur le sujet et montre la nécessité d’un temps d’apprentissage pour déceler ce qui est bien fait de ce qui ne l’est pas.
Dans l’horlogerie, la bienfacture passe notamment par les finitions. Alors les finitions, c’est quoi ? Il existe deux types de finitions : les finitions fonctionnelles et les finitions esthétiques. On fait souvent un amalgame des deux, et c’est normal puisque les finitions fonctionnelles ne sont pour la plupart du temps connues que des seuls horlogers (et parfois détournées par les services marketing). Une des finitions fonctionnelles est celle que j’évoquais plus tôt : le brunissage des pivots. Lorsque l’on roule un pivot, on va travailler sa surface pour lui offrir un aspect poli. On travaille également ce que l’on appelle « la goutte », c’est-à-dire l’extrémité visible du pivot. Cette finition vise à la fois à éliminer une bavure résiduelle potentielle sur l’arrête du pivot (fonctionnelle donc) et à rendre un aspect poli et très joli à l’œil (esthétique). Lorsqu’il s’agit d’un pivot qui sera en contact d’un antichoc, comme le pivot d’un axe de balancier, cette finition polie de la goutte sera également fonctionnelle. Une autre finition fonctionnelle qui est ensuite devenue esthétique est l’anglage des ponts, dont l’origine revient également à éliminer la bavure liée à l’usinage des pièces. D’une finition fonctionnelle a découlé la décoration qui vise à angler généreusement les ponts en créant un chanfrein large et poli. Dans la majorité des cas de mouvements mécaniques bas-de-gamme exhibés sous la caméra de nos experts autoproclamés, on rhodie les ponts à la va-vite et on croise les doigts pour que la bavure soit maintenue par la couche ultra fine de rhodiage et ne se décroche pas, ce qui aurait pour conséquence l’arrêt du mouvement (ou pire).
Mais parlons maintenant des finitions esthétiques, et cela nous permettra peut-être de comprendre en quoi l’esthétique peut se justifier de la technique. En horlogerie, il existe plusieurs types de finitions décoratives : des surfaces polies, du simple brillant au poli dit « bloqué » ou « poli noir » qui correspond à un stade de polissage où l’on considère que la surface est parfaitement plane et va réfléchir la lumière (miroir) ou non (rendu visuel noir) ; par opposition à des surfaces mates qui peuvent s’obtenir par sablage. Il existe également des décorations circulaires (perlage, colimaçonnage, soleillage) ou linéaires obtenues par satinage. Chacune de ces finitions possède un intérêt visuel : parfaire une surface, jouer avec la lumière, créer des contrastes, provoquer l’œil. Néanmoins, certaines finitions sont bien plus compliquées que d’autres à obtenir. Un sablage peut être terriblement délicat et fragile. Un cliquet poli bloqué mettra entre trois et quatre heures à être réalisé. Comprendre la technique, c’est aussi apprendre à l’œil à regarder autrement. Mais c’est ce qui transforme un « c’est très joli » à un « c’est beau ».
Mais alors, où en est la Belle horlogerie ?
En décomposant la montre à travers sa fonction, ses matériaux et ses finitions, mon objectif était d’attirer l’attention sur l’importance de la connaissance pour la compréhension et l’appréhension d’une qualité. Ainsi, lorsque vous constaterez la précision de votre montre, peut-être percevrez-vous dans cette caractéristique une forme de beauté. Lorsque j’évoquais la beauté des matériaux, je me suis attardé sur les matériaux du mouvement, mais si l’on devait prendre le temps ensemble de discuter des processus complexes de production de la céramique utilisée pour la fabrication de certaines montres, ou de l’exploitation du titane et de ses propriétés pour obtenir des cadrans colorés ; alors la science nous offrirait encore sa part de beauté.
Quant à évoquer les finitions, le terme à lui seul justifie sa place en fin d’article, les finitions ayant pour objectif d’achever un élément ; lorsque l’on s’approche du résultat désiré, du but ultime.
En conclusion de cet article, il me semble qu’il est fondamental de rappeler que pour comprendre où l’on va, il est nécessaire de savoir d’où l’on vient. Cela implique une volonté d’apprendre et une bonne dose de curiosité. Découvrir l’histoire de sa montre au-delà de ses qualités intrinsèques. Chaque maison horlogère a son histoire et à travers elle des valeurs qu’elle transporte depuis des années, parfois des décennies, voire des siècles. L’univers d’une montre et de sa marque dans son ensemble est essentiel, tant sur le plan historique que technique ou social. C’est finalement là que se trouve la belle horlogerie aujourd’hui. C’est là qu’il faut la chercher ! À la croisée des chemins de chacun de ces éléments.